Apparue sur le devant de la scène à la faveur des vaccins anti-Covid, cette technologie est aussi prometteuse pour des vaccins contre le cancer, déjà en cours d’essais cliniques. Ainsi que pour des applications médicales théoriquement sans limite.
Personne n’en avait entendu parler, ou presque, avant l’année dernière, et aujourd’hui le sort du monde semble dépendre de lui: l’ARN messager. Cette molécule naturelle, reproduite synthétiquement pour créer des vaccins d’un genre nouveau, est en train de révolutionner la médecine. Le rôle de l’ARN (acide ribonucléique) à l’état naturel, comme on sait, est de fournir à nos cellules des informations qui leur permettent de fonctionner. Dans le cas du Covid-19, l’ARN messager synthétique va viser une protéine spécifique du virus, celle qui lui permet d’entrer dans l’organisme.
Outre les vaccins anti-Covid déjà disponibles, des essais cliniques avancés ont lieu pour des vaccins anti-cancer. D’autres applications sont envisagées, pour un usage thérapeutique sans limite – théoriquement du moins. Le point avec Steve Pascolo, immunologiste et pionnier de la recherche sur l’ARN messager, ainsi qu’Olivier Michielin, oncologue au CHUV et professeur à l’Université de Lausanne (UNIL).
Steve Pascolo, immunologiste et chercheur à l’Université de Zurich, travaille depuis plus de vingt ans sur la technique des vaccins à ARN messager. Quand on lui demande pourquoi il a fallu la crise du Covid pour faire sortir cette révolution médicale de l’ombre, il répond sans hésiter: «À cause du préjugé des communautés médicales et scientifiques sur l’instabilité de cette molécule. Elles pensaient que l’on ne pourrait pas faire un médicament à partir de quelque chose d’aussi instable. Pendant vingt ans, toutes mes demandes de financement ont été rejetées. J’ai même perdu mon emploi à l’hôpital de Zurich entre 2010 et 2012. On ne voulait même pas voir les résultats que j’obtenais.»
Cela a été justement le travail de ces vingt dernières années d’améliorer la stabilité de l’ARN synthétique dans le corps, en comprenant comment il était détruit par des enzymes et en modifiant quelque peu sa formule pour que les enzymes le reconnaissent moins facilement. «Et nous y sommes parvenus. Au lieu d’être présent dans le corps quelques heures comme avec les vaccins qu’on testait il y a vingt ans, aujourd’hui il résiste quelques jours. Ça reste instable, mais qu’il soit finalement totalement détruit est par ailleurs un gage de sécurité très important.»
L’autre solution pour améliorer l’instabilité de l’ARN a été son mode de transport dans l’organisme, comme l’explique le professeur Olivier Michielin, chef du Centre d’oncologie de précision au CHUV: «Il s’agissait d’amener l’ARN dans les cellules adéquates sans qu’il soit dégradé. Pour le protéger des enzymes, on l’emballe dans des espèces de petites gouttelettes, des nanoparticules, qui le protègent. Cette technologie de packaging est révolutionnaire.» Pour des vaccins qui aujourd’hui sont bien plus efficaces que ceux des premiers essais.
«L’ARN représente un intermédiaire entre le bagage génétique, qui est l’ADN, et ce qui sert à construire la réponse immunitaire, à savoir les protéines, explique Olivier Michielin. L’ARN en tant que tel n’a pas la capacité à modifier l’ADN, comme on a pu l’entendre. Ces vaccins ont fait la preuve d’une sécurité extrême, comme le prouvent les chiffres des toxicités et des effets secondaires. Tous les médicaments ont des effets secondaires et ceux des vaccins à ARN sont totalement justifiés étant donné le rapport coût-bénéfice exceptionnellement bon.»
Steve Pascolo est encore plus explicite: «Il faut que les gens se rappellent que de l’ARN messager, ils en ont partout dans leur corps, dans chacune de leurs cellules, parce que c’est le messager entre l’ADN et les protéines. Chacune de nos cellules fonctionne en produisant de l’ARN messager en permanence. Tout le vivant fonctionne avec l’ARN messager, vous en mangez tous les jours dans votre salade, vous en respirez tout le temps puisqu’il y en a dans les particules qui sont dans l’air.»
Le chercheur avance un autre argument: «Les vaccins contre la rougeole, les oreillons, la rubéole, sont des vaccins à ARN messager. De l’ARN certes naturel. Pour les nouveaux vaccins, on produit l’ARN de manière synthétique, donc beaucoup plus propre et beaucoup plus sûr. Ce que l’on injecte est très vite totalement éliminé de l’organisme.»
C’est une des grandes inquiétudes du public: peut-on faire confiance à des vaccins développés aussi rapidement? Olivier Michielin se veut rassurant: «Quand le Covid-19 est apparu, on employait déjà cette technologie pour les vaccins personnalisés en oncologie; c’est ce qui a permis d’adapter ces vaccins contre une autre maladie en un temps record.»
Les recherches menées pendant des années en oncologie ont permis la naissance éclair des vaccins à ARN contre le Covid-19. Olivier Michielin explique: «Le Covid-19 a permis de vérifier l’efficacité de ces vaccins qui n’avaient jamais été déployés à cette échelle. L’expertise clinique acquise et les moyens financiers faramineux débloqués vont permettre un retour en force en oncologie. BioNTech et Moderna reprennent leurs essais en cours, mais désormais armés d’une technologie validée à très large échelle et de moyens financiers sans précédent.»
Steve Pascolo confirme ce coup de booster extraordinaire de la pandémie qui a débouché sur des investissements massifs pour l’utilisation de l’ARN messager: «Pas seulement sous forme de vaccins, mais aussi sous forme de thérapies. Cela va stimuler la recherche et permettre d’aboutir à des traitements.» Outre les vaccins anti-Covid et anti-cancer, quelques essais de thérapies sont déjà avancés: «Moderna, par exemple, mène des essais cliniques pour régénérer des vaisseaux sanguins au niveau du cœur après infarctus.»
«Les meilleures cibles pour construire une immunité contre la tumeur, explique Olivier Michielin, sont en fait ses mutations. Pour devenir agressive, la tumeur a en effet besoin d’ancrer des mutations dans son génome. L’objectif est d’augmenter la réponse immunitaire contre ces mutations. Or, elles sont presque toujours différentes d’un patient à l’autre, même pour un type de tumeur identique. D’où la nécessité de technologies agiles pour s’adapter à chaque tumeur, c’est-à-dire un vaccin pour chaque patient. Ce que la méthode de l’ARN messager permet de faire très rapidement.»
Ces vaccins sont donc «personnalisés», contrairement à ceux contre le Covid-19 qui sont «génériques», c’est-à-dire identiques pour chaque patient. «Dans le cas du SARS-CoV-2, on vise la protéine «Spike», qui est toujours la même, car le virus est en principe pareil chez tout le monde. Alors que dans les cas de cancer, on vise des mutations dans des protéines différentes. Il s’agit dès lors de réaliser un traitement à la carte pour chaque patient.»
Des essais cliniques sont en cours pour tester des vaccins à ARN messager anti-cancer. Il en existe deux versions. D’abord, des vaccins à ARN messager «génériques»: «Vous vaccinez contre les protéines souvent exprimées dans le cancer, explique Steve Pascolo, par exemple certaines protéines exprimées dans l’embryon et qu’on n’utilise plus en tant qu’adulte, mais dont certaines tumeurs se servent.» Ensuite des vaccins à ARN messager individualisés: «Vous vaccinez contre les mutations spécifiquement identifiées dans un cancer chez un patient. Chaque patient reçoit son vaccin unique.» On peut aussi combiner les deux approches, générique et individualisée.
Olivier Michielin se montre très prudent: «Nous sommes encore loin d’une efficacité où l’on pourrait annoncer des réponses tumorales dans un certain pourcentage de patients. Ce n’est actuellement pas une option dans notre arsenal quotidien contre le cancer. Pour l’instant, au CHUV, les produits commerciaux de BioNTech et de Moderna ne sont pas en étude clinique, mais nous avons d’autres stratégies en développement. Le professeur Coukos travaille notamment sur des lymphocytes qui sont réinjectés chez le patient. C’est une autre manière de créer une immunité contre le cancer et qui pourrait être en synergie avec des vaccins à ARN messager.»
«Les essais pour des vaccins anti-cancer à ARN messager individualisés sont en phase 2 chez BioNTech», annonce Steve Pascolo. Avant de concéder qu’il est «toujours difficile de prévoir l’aboutissement de ces choses et le temps que cela prendra pour valider. Tout cela ne dépend pas que de la science.» Et de lister un certain nombre d’incertitudes: «Comment un essai clinique peut-il valider des vaccins individualisés? Que voudront les autorités de régulation comme résultat? Est-ce que les assurances vont rembourser ces types de vaccins? Disons que si tout va bien on aura peut-être en 2023 l’approbation de ces vaccins. Mais cela peut durer plus longtemps.»
Olivier Michielin pense qu’à terme, il pourrait y avoir un vaccin à ARN contre un grand nombre de types de cancers. «Mais les cancers qui ont peu de mutations ne seront probablement pas des bons candidats; je pense aux cancers du pancréas, du cerveau et peut être aussi à certains sarcomes. Mais on sait qu’il suffit de quelques mutations pour arriver à construire une réponse immunitaire, donc en théorie tout est envisageable.»
«Logiquement, confirme Steve Pascolo, les développements des vaccins et les essais cliniques se font beaucoup sur les cancers sensibles à la réponse immunitaire – mélanome, cancers du sein, de la vessie – et très peu pour le cancer du pancréas. Là, il faut encore faire des recherches pour résoudre les problèmes.» Et cela tombe bien: «Ce qui fonctionne n’intéresse pas un chercheur. Cela va prendre dix ans, vingt ans, mille ans, mais on va y arriver.»
Pour Steve Pascolo, à chaque maladie, il y a une solution, au moins théorique, à base d’ARN messager. «L’ARN messager est tellement flexible qu’il peut coder pour n’importe quelle protéine.» Tous les espoirs sont donc permis en médecine régénérative: «On pourra régénérer un tissu, un muscle de la peau, un neurone.» Sans parler de «tous les anciens traitements qui peuvent être remplacés par de l’ARN, comme les anciens vaccins».
Des applications plus futiles sont aussi envisagées: «Des essais pré-cliniques ont été faits avec de l’ARN messager qui code pour l’élastine, que notre corps ne produit essentiellement que jusqu’à la fin de l’adolescence et qui permet à notre peau d’être élastique. Avec l’ARN, vous pouvez redonner de l’élastine pour votre peau.» Ce n’est pas tout: «Il y a aussi beaucoup d’espoir dans les maladies de l’œil, les maladies des poumons, les maladies du cerveau. Bien sûr, il ne faut pas donner de faux espoirs. On ne va pas arriver à des solutions l’année prochaine pour vaincre Alzheimer ou Parkinson, mais des solutions théoriques existent grâce à l’ARN messager.»
Le 19 août dernier, Moderna a démarré un essai clinique de deux candidats vaccins à ARN messager contre le VIH, le virus du sida. Durant cette phase 1, les deux produits sont testés sur 56 volontaires adultes, dans le but d’en observer la sûreté mais aussi les premières réponses immunitaires. Une première étape qui ne devrait s’achever, selon Moderna, qu’en 2023. Bref, il s’agira d’être patient.